CFP

Call for Papers

Comme Robert Darnton l’a démontré tout au long de ses écrits, la rage de lire (Lesewut), l’obsession de la lecture (Lesesucht) s’emparent du XVIIIe siècle et bien qu’il n’y ait pas encore à proprement parler de littérature de jeunesse, il se développe un segment littéraire de littérature pour la jeunesse. Ainsi, même si le nombre d’ouvrages destinés à l’éducation (dans le sens le plus large du terme) des enfants de tout âge est pléthorique, la socialisation de la jeunesse à la littérature s’est donc sans doute aussi jouée en dehors de ces écrits devenus canoniques.

Parallèlement à l’éclosion de la littérature destinée aux enfants, le conte moral et ses déclinaisons en nouvelles, anecdotes, historiettes connaît un succès sans précédent dans l’espace européen et notamment en France et en Allemagne. Loin de se réduire à une fonction moralisatrice, ces récits font appel à la sensibilité du lecteur pour éveiller sa conscience morale et sociale. De fait, entre la fin du XVIIe siècle et la fin du siècle suivant, le sens du terme « morale » a profondément évolué : si pour le Dictionnaire de l’Académie de 1694, elle désigne l’enseignement des « habitudes naturelles ou acquises pour le bien ou pour le mal », les philosophes encyclopédistes la considèrent comme la « science des mœurs », qui elle-même « dépend du climat, de la religion, des lois, du gouvernement, des besoins, de l’éducation, des manières et des exemples ». Dès lors, la fiction a un rôle important à jouer non seulement pour rendre compte des mœurs, mais également pour confronter le lecteur à des dilemmes moraux afin de le conduire à raisonner, à conceptualiser, à développer par lui-même de nouveaux modes de pensée et d’action.

Peu à peu, on assiste donc à un glissement d’un type classique de manuel éduquant à la vertu vers des récits dont les héros sont des enfants et vers des contes moraux. Certaines formes littéraires canoniques, initialement destinées aux adultes, sont adaptées aux jeunes lecteurs. On trouve – tant en France que dans les territoires germanophones – pêle-mêle de très nombreux ouvrages de tous formats qui s’adressent également aux enfants comme Der Kinderfreund de Christian Felix Weiße, la Kleine Kinderbibliothek de Joachim Heinrich Campe, L’Ami des enfants d’Arnaud Berquin ou Le Magasin des enfants de Marie Leprince de Beaumont. Tous répondent aux critères éducatifs dominants, à savoir instruire et distraire tout à la fois pour que de cette bonne lecture, les lecteurs/lectrices deviennent meilleur.e.s. Etant donné que ces ouvrages ne sont pas spécialement destinés à être utilisés en classe, il faut attirer les acheteurs potentiels (parents, instructeurs, directeurs de pension) ; le rôle des libraires revêt alors une importance nouvelle pour trouver de nouveaux auteurs, traduire et diffuser.

 Il n’est donc pas étonnant que les questions d’éducation (en particulier celle des filles) soient tant en Allemagne qu’en France au cœur des fictions morales, comme en témoignent les contes moraux de Marmontel (La Leçon de l’amitié, L’École des pères, La Bonne Mère, etc.), de Campe, Weiße et Berquin à la croisée des deux espaces ; mais également les ouvrages des conteuses telles que Madeleine de Puisieux (Le Père mentor) ou Sophie von La Roche (Moralische Erzählungen), et après la révolution, Marie-Jeanne Riccoboni ou Félicité de Genlis. C’est en outre ce genre narratif que l’on retrouvera en grand nombre dans les miscellanées à destination de la jeunesse allemande qui se multiplient dans le dernier tiers du XVIIIe dans l’espace germanophone. Nombre de pièces de Marmontel ont été traduites dans le Kinderfreund de Christian Felix Weiße et ont influencé les récits de Sophie von La Roche, pour ne citer que quelques exemples. Il devient dès lors difficile de distinguer une littérature pour adultes d’une autre pour les enfants et tout semble pouvoir œuvrer à une bonne éducation des enfants et plus largement des populations. En ce sens, elles s’inscrivent bien dans l’idée régulatrice du progrès du siècle des Lumières.

Le présent colloque vise à mettre à l’épreuve l’hypothèse suivante : la circulation, les modalités de diffusion, les traductions et les réécritures de ces fictions morales témoignent d’une vision européenne de l’éducation dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. A côté des ouvrages relativement connus, quels sont les auteurs et textes encore peu étudiés et qui permettent de mieux comprendre cette circulation ? Quelle vision de l’éducation s’exprime dans ces ouvrages ? Dans quelle mesure la fiction a-t-elle pu œuvrer au changement des mœurs et des mentalités dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle en Europe ? Telles sont, entre autres, les questions que nous souhaiterions aborder :

  • sur le plan des transferts culturels : comment ont été diffusés ces ouvrages entre l’espace germanophone, français et anglophone ? Quelles personnes ont joué un rôle de médiateur ? Quels sont les éditeurs et autres intermédiaires qui ont œuvré à la diffusion de ces ouvrages (le rôle du libraire-éditeur Panckoucke serait à approfondir) ? Dans quelle.s intention.s ?
  • sur le plan poétique, générique et traductologique : quels sont les traits caractéristiques de ces fictions morales ? Retrouve-t-on des dispositifs similaires dans les différents textes et recueils ? Qu’en est-il de la traduction ? Quelles fidélités ?  
  • sur le plan idéologique : quelle vision de l’éducation s’exprime dans ces fictions ? Dans quelle mesure participent-elles à la formation citoyenne des lecteurs et lectrices ? Y a-t-il des spécificités territoriales, étant donné aussi que le concept « moralische Erzählung » en Allemagne se distingue quelque peu du conte moral français dans le sens où il serait plus pragmatique ?
  • sur la question des genres : dans quelle mesure les différences entre l’éducation des filles et celle des garçons apparaissent-elles dans ces fictions ?